Opinioni in francese

Interview de Paul Colombani

Paru dans le numéro de février 2002 du magazine Corsica.

-Dans un article récent de A Viva Voce, vous semblez considérer la notion de « langue polynomique » comme passagère, l’objectif devant rester une langue unifiée. Sur quelles bases pourrait reposer cette unification ?
 

Je crains que l’on ne m’ait pas bien compris. Il n’est pas question pour moi de proposer une langue unifiée. Toute tentative d’unification ne pourrait qu’aboutir à une langue artificielle que les Corses n’accepteraient pas. Le corse est pour eux la langue du cœur, et ils ne se reconnaissent pas dans les variétés trop éloignées de la leur. En fait, nous nous trouvons en face d’un problème : nous sommes attachés sentimentalement à un type d’expression, ce que l’on a appelé une langue « polynomique », qui n’est pas adapté au monde moderne. D’où les tentatives de créer une langue, à l’égal du français ou de l’italien, en fabriquant, en particulier, des néologismes permettant au corse de couvrir tous les domaines d’activité. Les faits ont néanmoins montré que nos compatriotes ont rejeté les créations proposées. On peut disserter à l’infini sur les causes de ce rejet. J’ai moi-même tenté de les cerner dans une série d’articles publiés dans A Viva Voce. Ce n’est pas le lieu d’y revenir. Je pense simplement qu’il faut en prendre acte : devant la puissante concurrence du français et les nécessités du monde moderne, abandonné à ses seules forces notre corse « polynomique » n’a aucune chance de survivre. Il en serait d’ailleurs probablement de même si nous avions réussi à créer une langue unifiée. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de redonner un rôle important à l’autre branche de l’expression corse, à savoir la langue italienne.
 

-En effet, vous militez activement en faveur de la langue et de la culture italiennes. Quelle place peut-on raisonnablement espérer pour elles en Corse ?
 

Tout d’abord je crois qu’il importe de préciser qu’on ne peut faire les choses à moitié. Il faut avoir le courage de savoir ce que l’on veut. Nous nous acheminons actuellement vers la fin du corse. Il nous faut accomplir une véritable révolution psychologique, culturelle, linguistique ou nous résigner à sa disparition. Dans cette perspective j’estime nécessaire d’appuyer le corse sur une grande langue normée. Je suis pessimiste pour les langues minoritaires qui ne possèdent pas un tel appui. Chez nous, pour des raisons historiques et linguistiques évidentes, cette langue ne peut être que l’italien. Dans le numéro de novembre de Corsica, Henri Letia a remarquablement décrit l’histoire de l’italien en Corse. Le seul reproche que je lui ferai personnellement c’est de considérer qu’il s’agit d’un chapitre clos de notre histoire. Il faut prendre acte du fait que le corse ne peut pas tout faire. Il ne peut fournir la langue du droit, des sciences et de l’économie, ni des technologies nouvelles. Appuyé sur l’italien il lui reste cependant, outre la pratique quotidienne, de vaste domaines où s’épanouir. D’ailleurs l’italien est notre bien et nous ne pouvons renoncer à cette richesse.
 

-Mais est-ce réaliste ? Les Corses l’accepteront-ils ?
 

Je pense que c’est tout à fait envisageable parce que de plus en plus nos compatriotes se rendent compte qu’ils sont dans une impasse. Nous n’avons pas le choix et des mesures urgentes s’imposent. Longtemps on a cherché à noyer la Corse dans un méditerranéisme ou, au mieux, dans un romanisme indistinct, afin d’en occulter la dimension italienne, au sens linguistique et culturel. Cela s’expliquait à l’époque par des raisons extralinguistiques. Aujourd’hui les préjugés sont tombés, mais l’ignorance s’est installée dans l’opinion et beaucoup, qui le voudraient, n’osent pas faire part de leurs convictions intimes. Il faut briser le mur du silence. D’ailleurs, contrairement à ce que croient beaucoup de Corses, une revendication englobant l’italien serait certainement mieux perçue par les milieux parisiens les plus éclairés (pour les autres la tâche est désespérée) eu égard, en particulier, au prestige dont jouit la culture italienne de nos jours et aux recommandations européennes en faveur des langues de proximité. Il n’y a pas de raison que l’italien n’obtienne pas chez nous le même traitement que l’allemand en Alsace. Enfin, on est loin en Corse d’avoir utilisé toute la panoplie des possibilités législatives que d’autres académies (voir Grenoble et Nice pour l’italien précisément) ont exploitées. En les mettant bout à bout on peut déjà progresser sensiblement.
 

-Que proposez-vous pratiquement ?
 

Je n’ai pas la prétention de donner des recettes miracle, et de définir une politique dans le détail. Je pense qu’à l’heure actuelle, et sous réserve d’avancées ultérieures, on peut commencer par décider d’appuyer systématiquement le corse sur l’italien, de les enseigner partout, parallèlement, en affirmant explicitement leur complémentarité. Les néologismes nécessaires doivent être systématiquement pris à l’italien, en particulier dans le domaine technique : ce qui permettra d’utiliser les revues techniques italiennes qui sont légion, alors que les revues corses correspondantes, non seulement n’existent pas, mais, pour des raisons évidentes de marché n’existeront jamais. Il convient aussi d’expliquer aux élèves la place historique de l’italien en Corse, de leur dire qu’il est aussi leur bien, de les aider à comparer. Un peu de dialectologie italienne (quelques exemples suffiraient) aiderait à replacer le corse dans son ensemble linguistico-culturel et à relativiser la distance entre le corse et l’italien. On pourrait aussi leur donner quelques échantillons de la littérature corse en langue italienne, des lettres de Paoli, des passages de Renucci, par exemple. On connaît l’importance de l’affect pour l’acquisition des langues. Tel élève qui néglige l’italien langue étrangère sera intéressé par l’acquisition d’une langue dont on lui aura appris qu’elle est aussi la sienne. Il faut promouvoir la lecture et les activités pédagogiques en italien qui profiteront ensuite au corse. Par ailleurs, la pédagogie actuelle des langues, déjà mise en place dans les sections méditerranéennes, invite à créer des cours dans la langue enseignée. Il est certain que, par exemple , un élève ayant appris les mathématiques en italien et auquel on aurait expliqué que le mode d’enrichissement du corse dans le domaine technique a toujours été l’emprunt à cette langue, se trouverait muni d’un bagage lexical immédiatement transférable au corse. Si on a appris à dire « triangolo » pour triangle, on dira naturellement « triangulu » en corse. Ce n’est qu’un exemple, mais il est généralisable et a l’avantage de donner accès à une infinité d’ouvrages techniques. Il en est de même dans d’autres domaines. J’ai assisté à des efforts désespérés pour écrire en corse, par exemple, des récits de voyage. Je me souviens d’un article où il était question de la Croatia, pénible tentative de corsisation du français Croatie (alors que le Croates disent Hrvastka). C’est un vocable qui contredit la phonétique corse. Il vaut beaucoup mieux adopter l’italien Croazia (qui tendra à devenir Cruazia) et est, lui, largement présent dans la presse et les médias. Nous disons déjà et depuis longtemps Londra et Parigi, pourquoi ne pas continuer en si bonne voie ? Entendons-nous bien. Tout ceci ne suffira pas. Ce sont, comme disent les mathématiciens, des conditions nécessaires mais non suffisantes. D’autres initiatives doivent suivre dans le domaine économique et politique. J’attends beaucoup de l’intégration de la Corse dans son espace géographique naturel qui sera une des conséquences de la construction européenne. Mais ce mouvement naturel doit être accompagné. Actuellement il est bien évident que le changement ne s’est pas fait dans les esprits (je me souviens de tel économiste corse qui expliquait que les échanges se feront toujours par Marseille !). De plus, il ne faut pas s’en tenir au plan économique mais utiliser cette évolution à des fins linguistiques et culturelles. Et que l’on cesse de faire semblant de croire que les relations culturelles avec l’Italie sont du même ordre que celles qui concernent les autres cultures. En définitive il ne s’agit pas d’accomplir des miracles tout de suite, mais de mettre en place une dynamique qui fasse en sorte que le temps, au lieu d’être notre ennemi, se mette à jouer en notre faveur, et que les raisons qui ont poussé les Corses à abandonner successivement l’usage de l’italien (processus achevé) puis celui du corse (processus en cours d’achèvement) puissent désormais agir en sens contraire et redonner vie à la complémentarité retrouvée des deux registres, l’un comme à l’autre composantes indissociables de notre culture.