Opinioni in francese

Polynomie

Depuis la publication du dictionnaire, L’Usu corsu, de notre collaborateur Pascal Marchetti, la bataille à propos de l’orthographe fait rage en Corse sur journaux et revues. Mais, comme nos lecteurs l’ont certainement compris depuis longtemps, l’orthographe n’est que le symbole de l’orientation que l’on veut donner à notre langue et à notre culture. En effet, ce livre est important, non seulement du fait de son très riche contenu lexicographique, mais également en raison des introductions et des avant-propos que l’auteur à placés au début de son ouvrage.

Il insiste sur la parenté “ intime ” qui unit le corse et l’italien, il explique pourquoi il sera indispensable de récupérer la maîtrise de notre langue historique et il cite des Français “ ouverts ” comme le gaulliste Alain Peyrefitte et le socialiste Poignant qui ont proposé de les enseigner ensemble. Il s’occupe ensuite de l’orthographe. Il rappelle qu’en 1971, dans une période d’incertitudes, quand certains proposaient un code aberrant, fondé en partie sur le système orthographique du français, il fit quelques suggestions qui ont été à la base de l’orthographe actuelle du corse. Mais, trente ans après, en faisant un bilan de cette tentative, il remarque que, si la majeure partie du code élaboré à l’époque reste valable, certains choix de 1971 se sont révélés peu heureux et qu’il faudrait effectuer quelques petites retouches dictées par l’expérience. En outre, il n’hésite pas à condamner d’autres prétendues “réformes” introduites pour faciliter, à ce que l’on dit, l’enseignement, en réalité pour tenter de créer quelque chose de différent de l’italien. La plus stupéfiante de ces “réformes” a été, d’après nous, la création de la construction “u insignamentu” alors qu’en corse on a toujours dit “ l’insignamentu ”. Depuis quand change-ton une langue pour en faciliter (?) l’apprentissage?
Marchetti invite donc à tirer les leçons de l’expérience et à faire les quelques corrections qui permettraient de rétablir la parfaite communicabilité entre le corse et l’italien. Ciel ! De la part de quelqu’un d’autre c’étaient là des propos sacrilèges, mais on pouvait feindre de ne pas s’en apercevoir. Prononcés par l’un des principaux acteurs du “riacquistu”, le père, par dessus le marché, de l’orthographe actuelle, ils ont provoqué un tremblement de terre qui secoue les structures fossilisées de la culture officielle.
Parce qu’il y a en Corse une culture, une vérité officielles. Et parmi les nombreux tabous il y a celui de la fameuse langue polynomique. Il nous faut donc clarifier cette notion. D’après la définition du linguiste Marcellesi, on appelle polynomique une langue dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique. Son existence est basée sur la décision massive de ceux qui la parlent de la considérer comme une, de lui donner un nom spécifique et de la déclarer autonome par rapport aux langues reconnues. Cette définition plaît, parce qu’elle flatte l’orgueil des Corses et parce qu’elle paraît être l’expression d’une démocratie linguistique.
On se demande toutefois pourquoi s’arrêter à ce niveau. Cette définition conserverait sa validité dans le cadre italien. En fait, le mot “italien” a deux sens: il peut s’appliquer à la langue italienne codifiée ou bien à l’ensemble des parlers traditionnellement regroupés sous la dénomination de dialectes italiens, ou encore au binôme dialecte-langue. Quand autrefois on disait que le corse était de l’italien on se référait à cette seconde définition, courante alors et qui, quoi qu’on dise, reste valable si l’on appelle “italien” l’ensemble des parlers italo-romans (et, ajouterons-nous, l’aire dans laquelle la langue italienne codifiée a été pendant des siècles la langue de culture. Si quelqu’un demande pourquoi nous devrions moderniser notre vocabulaire en faisant des emprunts à l’italien et pas à une autre langue, cela veut dire que cette personne ne sait même plus ce qu’a été la vieille Corse). Maintenant certains tentent de nous dire que du moment que cette conscience n’existe plus nous devons nous en tenir au niveau insulaire et que d’ailleurs c’est très bien parce que nous démontrons ainsi que nous avons conquis notre indépendance linguistique. La solution que nous proposons représenterait un retour en arrière, ce serait replacer le corse sous la tutelle de l’italien. Il convient donc de parler du corse langue polynomique et d’en finir avec l’italien. En ce qui nous concerne il nous paraît plus rationnel, plus conforme à notre histoire de nous placer idéalement dans un ensemble italique dont l’unité est abstraite, certes, mais qui est doté, d’un incomparable instrument de communication et de culture, la langue italienne codifiée, l’italien “illustre”, comme on disait autrefois. C’est ce que pensaient alors les Corses, quand la Corse était la Corse et on ne comprend pas pourquoi nous devrions privilégier l’état actuel de dégradation, avec une interprétation réductive, automutilante de notre identité, quand elle est bien évidemment le fruit de l’ignorance et du préjugé.
C’est donc une erreur de croire que la définition du corse comme langue polynomique représente une découverte scientifique. Il s’agit simplement d’une définition volontariste, pour ne pas dire d’une décision arbitraire de la part de certains linguistes. Eux le savent. Le problème est que dans le public beaucoup croient qu’il s’agit d’une réalité objective, qu’on a “découvert” une originalité du corse et une aspiration séculaire à une “libération” linguistique par rapport à l’italien qui n’a jamais existé, mais que l’on tente d’établir en torturant des textes et en cherchant d’improbables précédents. En fait, l’équivoque est utile à bien des gens. Or, à part le fait qu’il n’existe pas de vérité définitive dans le domaine scientifique et surtout linguistique, il est évident que les conditions de ce choix ne sont ni réalistes ni démocratiques comme on voudrait le faire croire. Elles ne sont pas réalistes parce que, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’expliquer, quand on propose la création d’un langue ex novo on confond la possibilité théorique et la capacité pratique. La possibilité théorique parce qu’il est vrai qu’en théorie, avec les adaptations nécessaires, on peut créer une langue à partir de n’importe quel dialecte (ou groupe de dialectes). Mais en pratique, selon les circonstances, cette possibilité réussit plus ou moins à se concrétiser. En Corse, depuis plusieurs décennies on a effectué de nombreuses tentatives dans ce sens et on ne voit aucun résultat, quoique l’on hurle le contraire, il suffit pour s’en apercevoir de se promener dans les rues de Bastia et d’Ajaccio. On peut sans doute faire davantage, dépenser davantage d’argent, prendre des mesures législatives plus incitatives, nous sommes convaincu que tout sera vain. Le seul cas où ait réussi quelque chose de semblable à ce dont certains rêvent pour la Corse, c’est Israël et la résurrection de l’hébreu. Mais les circonstances religieuses, politiques, économiques étaient complètement différentes, pour ne rien dire de l’énorme différence de population entre Israël et la Corse. La comparaison avec l’Irlande nous paraît plus adaptée, où la langue gaélique, malgré les efforts de l’Irlande indépendante, n’est pas en voie de renaître. Et même, parmi les motifs de l’actuel décollage économique de l’île atlantique il y a le fait, dont on ne parle jamais, que les Irlandais sont anglophones. Parce que nous nous sommes bien compris? Dans l’esprit des défenseurs de la langue il s’agit d’aller au-delà de ce que laisse présager la tendance actuelle, c’est-à-dire une Corse dans laquelle l’enseignement du corse (appelons-le ainsi pour ne blesser personne) sera généralisé, mais n’aura aucun effet concret. Il est, au contraire, à prévoir que tous les élèves de Corse se verront proposer (pendant quelques années, parce qu’ils en auront vite assez) des leçons de pidgin franco-corse. Ils apprendront quelques phrases de corse (?!) qu’ils s’empresseront d’oublier à peine franchi le seuil de l’établissement scolaire. En admettant que l’on obtienne l’obligation de la connaissance du corse pour les employés de l’Etat, ceux-ci apprendront le peu qui leur sera nécessaire pour passer les concours et ne l’utiliseront jamais. Après quelques décennies (peut-être moins), cette langue artificielle ne parlera plus au cœur de personne et sera abandonnée par tout le monde. C’est là l’avenir le plus probable si nous continuons ainsi.
Mais les conditions de ce choix ne sont même pas démocratiques. elles ne le sont pas parce que la démocratie ne consiste pas à suivre aveuglément les préjugés populaires. Elle présuppose que le peuple soit informé et non fourvoyé par un langage technique ambigu, qu’on lui propose des choix clairs. Elles ne le sont pas parce que l’on refuse tout débat en utilisant même un double langage: quand nous demandons un changement de politique les détenteurs du poiuvoir culturel le refusent parce que, disent-ils, on ne peut effectuer de modifications par le haut, toute proposition doit venir d’en bas. Mais si la demande vient d’en bas, alors on la fait taire sous prétexte qu’il ne faut pas gâcher le travail effectué, désormais largement accepté par tout le monde (et pourtant les journaux sont pleins de lettres de protestation), et par ailleurs il ne faut pas mettre en danger les “importants” (!) résultats obtenus. En somme, ce n’est jamais le moment, et ainsi la petite oligarchie qui détient le pouvoir pédagogique et culturel réussit à défendre avec entêtement des positions bien évidemment insoutenables. Nous avons, au contraire, besoin d’un débat approfondi sur la politique à adopter en matière d’enseignement de la langue, de la culture, et plus généralement sur l’avenir de l’île et sur les objectifs que l’on entend atteindre. Parce que, bien entendu, s’il s’agit de créer un ghetto scolaire et linguistique, alors le citoyen-contribuable doit être averti. Et on doit aussi établir un bilan des efforts consentis depuis désormais presque trois décennies. Nous ne puvons nous contenter d’affimations générales optimistes alors que la réalité nous montre le contraire.
Nous avons voulu démontrer que ceux qui prétendent sauver notre idiome contribuent activement à son extinction. En fixant notre identité linguistique à un niveau inoutenable pour un pays moderne ils nous empêchent d’accéder à un niveau accessible, c’est-à-dire le couplage corse-italien que nous proposons depuis toujours. Sans compter que dans l’hypothèse toujours plus probable d’un enseignement généralisé, il faudra choisir entre notre solution qui est une solution d’ouverture et celle d’une fermeture, bien évidemment insoutenable. Le corse ne peut se trouver en concurrence avec l’italien, il n’est pas imaginable qu’ils s’excluent l’un l’autre. Tout ceci semble évident au point qu’on se demande quelles peuvent être les raisons de cette obstination et qu’on en vient à soupçonner qu’on se trouve en présence d’une opération visant délibérément à nous diriger vers une impasse. Il y a de fortes raisons de penser que des gens, peu intéressés (au contraire) à la sauvegarde du corse, désirent nous administrer un palliatif pour gagner du temps dans l’attente que les nouvelles générations, qui ne l’auront jamais entendu vraiment parler, se désintéressent de son sort.
Résumons: la notion de langue polynomique n’est pas une réalité objective mais une affirmations volontariste (et dans le cas de la Corse la volonté populaire n’est pas éclairée par l’information nécessaire) qui induit en erreur parce que dans notre cas elle suggère l’idée d’une hétérogénéité par rapport à l’italien. Enfin, si nous n’y prenons garde, la révolution linguistique tant désirée aboutira à un gâchis inutile et à un désaste culturel.
Ajoutons qu’on entend répéter deux arguments absolument ridicules: le premier ferait du français “la langue de la liberté, des immortels principes etc.”, toute limitation imposée au français représenterait un recul de la liberté humaine, ce qui résonne comme une insulte pour les autres pays, parce qu’en bref cela veut dire que les gens qui ne parlent pas français ne peuvent être considérés comme libres (et même pas comme des hommes), ce qui est pour le moins étrange et pourrait être la source d’un impérialisme linguistique (et pas seulement linguistique) totalement délirant. Nous sommes loins des immortels principes et des droits de l’homme. Le second est qu’en prenant acte des limites assignées par la nature et l’histoire à notre idiome nous revenons en arrière parce que nous risquons de perdre les avantages acquis ces dernières années (par exemple avec l’application de la Loi Deixonne). C’est une idiotie, on ne reviendra pas en arrière et ceux qui veulent notre ruine n’ont pas besoin d’invoquer cette loi. Il leur suffit de laisser agir la structure officielle. Par ailleurs pour la énième fois nous répétons que nous n’entendons pas enterrer le corse mais le sauver.
Paul Colombani