Opinioni in francese

Le minotaure

Malheureusement le rôle de ces articles est de résorber tous les désaccords susceptibles d’apparaître vis-à-vis de la politique culturelle actuelle. Ainsi, dans le numéro 24 de décembre, Henri Letia revient sur le problème de l’orthographe et des rapports entre le corse et l’italien. Evidemment il défend le statu quo en utilisant des arguments peu convaincants, en fait, les mêmes que nous entendons depuis des années et qui nous ont menés à la déplorable situation actuelle. Il serait trop long de les reprendre tous, aussi me bornerai-je à répondre à quelques-uns d’entre eux.
Donc Letia répète la doctine officielle. Il nous explique, lentement, comme l’on fait avec des enfants à l’esprit un peu endormi, que le corse ne vient pas de l’italien et de toutes façons, dit-il, une langue peut naître d’un idiome voisin. Ecoutons-le : “ Le corse a fonctionné pendant des siècles avec le toscan dans un système stable dialecte-langue, avec une forme parlée et une forme officielle. L’implantation du français l’a mené à s’affirmer comme langue à part entière. Toute langue naît en se distinguant des voisines, notre situation n’a ici rien d’original ”.
Je le remercie beaucoup de ces précisions qui ne sont pas une nouveauté pour moi, je pense avoir moi aussi quelque familiarité avec la linguistique. Il me semble toutefois difficile de soutenir que le français a conduit le corse à devenir une langue, il est tout simplement en train de le supplanter sous le nez d’Henri Letia qui ne semble pas s’en apercevoir. Dire que le français est venu faire du corse une langue, et, pourquoi pas, le sauver de l’italien, est un raisonnement assez divertissant que l’on rencontre mais qui sert surtout à rassurer et à conforter l’histoire officielle. J’ai déjà cherché à répondre par avance à ces arguments dans différents articles.
Certes, le corse, comme les autres dialectes italiens ne “ vient ” pas, c’est-à-dire n’est pas une corruption de la langue italienne, mais on ne peut pas dire non plus qu’il soit une langue romane née à côté de l’italien, parallèlement à lui, ni que les liens qui l’unissent aux autres langues romanes soient le moins du monde comparables à ceux qui l’unissent à l’italien. Letia a utilisé le mot système et il a raison. Sa longue vie commune avec l’italien (et avec ses dialectes, parmi lesquels le très proche toscan) a façonné le corse en profondeur, dans sa grammaire, dans son vocabulaire, etc., qu’il suffise de penser au nombre infini de mots corses qui trahissent une influence savante , formés sur le modèle italien et qui ne sont certes pas nés dans des universités corses qui n’existaient pas.
Et puis il y a eu la phase de toscanisation. Comme le dit Pascal Marchetti dans l’introduction de son dictionnaire : “ En ce qui concerne la toscanisation linguistique, il convient de préciser qu’elle s’est étendue à tout le territoire corse, à la seule exception de Bonifacio, colonie génoise depuis 1195… Si la latinisation reste problématique, la toscanisation, au contraire, est un fait avéré, d’une importance capitale en tant que base du corse moderne”. Ce corse donc s’est formé dans un milieu précis, il a été façonné par la langue tutrice et il est impossible de distinguer où commence l’un et où finit l’autre. Il s’est trouvé en symbiose avec elle et les dialectes des régions limitrophes. Par ailleurs les différents efforts accomplis pour créer artificiellement une nouvelle langue ont donné des résultats pitoyables.
Le moment est sans doute venu de se demander pourquoi. Et deux questions s’imposent immédiatement à nous : est-ce faisable  ? et est-ce souhaitable? C’est faisable en théorie, certes. On peut imaginer (c’est ce que Letia a en tête) une branche qui se détache et crée quelque chose de nouveau, en fabriquant pour son compte ou en empruntant à une autre langue le vocabulaire et peut-être quelques structures qui lui font défaut. Il y a un exemple célèbre, celui de l’anglais, langue de la famille germanique qui a pris beaucoup au français. Mais est-il nécessaire de souligner que les différences entre les deux situations sont abyssales ? Inutile de nous attarder sur ce cas. Créer une nouvelle langue signifie hausser le corse au niveau de technicité nécessaire à un pays moderne et le doter d’une culture adaptée à un pays développé.
Pour la création du vocabulaire et des structures manquants on tente de pourvoir grâce à des innovations linguistiques, en inventant parfois des mots ou en donnant un sens nouveau à des mots existants. Et la théorie dit que de nombreuses langues dans le passé ont procédé ainsi. Mais il devrait être évident pour tout le monde qu’en Corse cela ne marche pas, personne n’utilise les mots inventés ou transformés. Pour différentes raisons, mais je crois que le plus évident est qu’il manque chez nous le support économique et culturel. Pour qu’on utilise un vocabulaire de l’informatique, de l’économie ou de la philosophie, il faut qu’il y ait les revues, un marché correspondants. En Corse il n’y en a pas et il n’y en aura pas. C’est pourquoi il faut appuyer le corse sur une grande langue moderne qui possède tout ce qui nous manque. C’est ce que nous avons toujours fait et notre langue traditionnelle d’enrichissement a toujours été l’italien.
Il y a des gens qui proposent de recourir au français. Mais c’est absurde. Parce que dans ce cas ce qui nous attend c’est la création d’un pidgin : il existe dans les îles du Pacifique un état qui a fait d’un pidgin sa langue officielle. Je crois que la reine d’Angleterre se dit quelque chose comme “ big mama namba (number) one ”. Il n’y a aucun raisonnement rationnel qui permette de refuser à ce mode d’expression le nom de langue. Mais sommes nous bien sûrs que nos compatriotes sont disposés à parler ainsi ? Les Corses ont des siècles de vie commune avec l’italien. Elle a donné une physionomie à leur langue, elle a forgé leur identité. Pouvons-nous vouloir maintenant sortir de notre système linguistique et culturel ? Donner le jour à un Minotaure, avec une tête française et un corps corse ?
Encore une fois, c’est possible en théorie, mais qui d’entre nous est disposé à accepter un corse bourré de gallicismes et surtout pourquoi alors ne pas parler tout simplement français ? Et puis demande Letia, quand on parle d’enseigner l’italien, de quel italien parle-t-on ? D’après lui il ne peut s’agir de la langue des pouvoirs et des médias qui serait critiquée même en Italie. Parce que le néocorse écrit (peu) et parlé (mal) n’est pas critiqué en Corse ? Est-ce un hasard si tant de gens me disent qu’ils comprennent mieux mon italien que le néocorse de certains écrivains (ou “ scrivani ”) de chez nous ? On ne pourrait enseigner l’italien d’aujourd’hui parce que ce n’est pas celui de Dante ? Et alors on ne devrait pas enseigner le français parce que les Français actuels ne parlent pas comme Chateaubriand ? Qu’est-ce que c’est que cette manière de raisonner ? Bien sûr que l’on doit enseigner l’italien d’aujourd’hui. D’autant plus que, comme je l’expliquerai plus loin, nous avons besoin de cet italien. Henri Letia insiste : “ au-delà des structures, ici très proches, les langues véhiculent des réalités culturelles.
Or la rupture dans ce domaine s’aggrave. Les auteurs classiques, les vedettes, les émissions de télévision, les structures étatiques que connaissent Italiens et Corses ne sont pas les mêmes. Sur une pratique agricole, l’intercompréhension reste totale ”. Certes, mais à qui la faute? Laissons de côté les structures étatiques, l’anglais ainsi que le français (que l’on pense au Canada, à la Belgique, à la Suisse, à de nombreux pays d’Afrique), correspondent sans que cela ne pose de problèmes à des états et à des sociétés très différents.
Mais en ce qui concerne la culture au sens large du terme, on ne peut reprocher aux Corses d’éprouver des difficultés avec une langue qu’on ne les a pas incités à apprendre. Si une partie des efforts déployés, en vain, en faveur du corse (je dis une partie, parce que seuls des gens de mauvaise foi peuvent dire, au moins en ce qui me concerne, que j’entends remplacer l’enseignement du corse par celui de l’italien) l’avaient été pour l’italien, peut-êre les Corses actuels seraient-ils en mesure d’utiliser les instruments mis à leur disposition par nos voisins.
Toutefois, en faisant comprendre qu’il n’y a pas de langue sans culture, Letia a dit quelque chose de très vrai. Nous avons besoin non seulement de la langue, mais aussi de la culture italiennes. De cette culture certaines parties nous concernent directement: des auteurs classiques, des chants (si l’on fouillait un peu plus dans l’ethnologie et la musicologie populaires italiennes on nous épargnerait une foule de sottises) la sociologie. De nombreuses particularités corses ou crues telles sont des banalités quand on prend en considération l’Italie voisine, même les défauts, évidemment, que l’on pense aux (mauvaises) mœurs électorales, au clientélisme etc.
Tout ceci serait utile aux Corses parce que cela leur permettrait de mieux comprendre leur histoire même récente et même aux Italiens parce qu’ils s’apercevraient que certains maux qu’ils ont coutume d’attribuer à leurs dirigeants se retrouvent dans l’île voisine administrée depuis deux siècles par la république française. Cela permettrait sans doute de reconsidérer certaines illusions : il y a fort à parier que si elle s’était trouvée aux prises avec un Mezzogiorno de dix millions d’habitants au lieu d’une île de 250 000, la république française n’aurait pas fait mieux que la monarchie des Savoie ni que la première république italienne. Le problème mérite au moins d’être posé. Mais il faut insister sur le fait que l’influence italienne a continué à s’exercer longtemps après que la Corse fût devenue française.
Nous l’avons expliqué à propos de la poésie populaire, de la langue de la liturgie etc. Mais même des auteurs comme Leopardi, Manzoni, Carducci, Pascoli ou, moins célèbres, comme Stecchetti et d’autres étaient connus de nombreux Corses même après la seconde guerre mondiale, parce que presque tout le monde choisissait l’italien au lycée et que ces auteurs étaient reçus d’une manière particulière. A l’époque l’italien n’était pas considéré, au moins inconsciemment, comme une langue véritablement étrangère. Un autre argument en faveur de l’italien a toujours été celui de la recherche. Eh bien, dit Henri Letia : “ il faut bien distinguer le travail d’un spécialiste de langue ou d’histoire corse, qui demande une connaissance de l’italien (et plus encore du latin) et la compétence en langue, qui se suffit à elle-même”.
Etrange conception qui sépare totalement l’enseignement de la recherche, faisant ainsi un saut en arrière de plusieurs décennies. Amusant le “ plus encore le latin ”, destiné à relativiser subrepticement l’importance de l’italien et qui affiche une conception très étroite de la culture corse : on fait de la recherche uniquement dans les archives, pas d’anthropologie comparée, d’ethnomusicologie, de lexicologie, de grammaire comparée etc. Et l’architecture, l’histoire de l’art ? En somme, on parlera de culture à l’Université entre spécialistes. Mais alors il devient possible d’enseigner une langue sans la culture correspondante ? Comment ce qui était impossibloe pour l’italien le devient-il pour le corse ? Et cette étude de la culture qui nous a façonnés pendant des siècles repoussé à l’Université, pour les volontaires (parce qu’on peut le remplacer par l’étude d’autres cultures) me rappelle l’époque, il y a bien longtemps, où je suis allé pour la première fois visiter les fouilles de Pompei. A moment donné le guide éloignait les dames, sortait une clé et ouvrait un petit volet : derrière, sur le mur, était peint un pénis. Voilà la place de la langue et de la culture italiennes en Corse. Elles sont soustraites aux pauvres intelligences présumées trop faibles et elles sont considérées comme des objets obscènes réservés non seulement aux adultes mais aux initiés.
J’ai laissé pour la fin certains arguments déconcertants : ceux qui connaissent le corse peuvent “ se débrouiller ” en italien, il est donc inutile de l’étudier. Mais nous ne sommes plus à l’époque des à peu près: aujourd’hui, par exemple, dans le domaine du tourisme le client exige d’être servi dans sa langue, il ne veut pas avoir affaire avec des gens qui “ se débrouillent ”, sans compter les relations commerciales et culturelles plus approfondies. Etrange conception, bien éloignée de la nécessaire rigueur scientifique à laquelle on doit éduquer les nouvelles générations qui en manquent trop souvent. C’est donc cela que nous devrions enseigner aux jeunes Corses : ne vous inquiétez pas, de toutes façons “ vous vous débrouillerez ”, et pourquoi pas avec les mains, ce serait plus commode, on économiserait les traitements des professeurs de langues?
Dans le dernier numéro de Corsica on trouve un autre article d’Henri Letia qui annonce triomphalement la venue dans notre île du ministre de l’Education Nationale Jack Lang. Il semble que nous soyons à la veille d’un triomphe pour le corse. Et il est certain que Lang ne figure certainement pas au nombre de nos adversaires. Il a fait preuve d’ouverture envers les langues régionales et c’est aussi un amoureux de la culture italienne. C’est pourquoi il serait stupide de gâcher cette occasion. D’ailleurs il est certain que si les revendications corses comprenaient également l’italien elles seraient plus compéhensibles pour les autorités centrales. Nous aurions sans doute des adversaires virulents, mais nous trouverions aussi des sympahisants, en raison du prestige de la culture italienne en France. Nous apprenons qu’à Ponte Leccia on enseignera le corse dès le début de la scolarité et que cela n’empêchera pas d’apprendre l’anglais et l’italien.
Encore heureux que l’on n’utilise pas le corse pour expulser l’italien. Mais cela ne suffit pas. L’italien doit être enseigné en même temps que le corse dès le début du cursus et son rôle historique chez nous doit être expliqué. Il faut donc reconnaître officiellement que l’italien est chez lui en Corse. En somme, après le “ Riacquistu ” nous avons besoin du “ Riacquisto ”. La Corse ne pourra se sauver que si elle porte jusqu’à son terme le mouvement commencé au cours des années 70.
Paul Colombani